Michel Aoun et Hassan Nasrallah en 2006. Source: L’Orient-Le Jour
Une réflexion entendue il y a quelques jours de la bouche du politologue François Burgat, dans une émission radio française, m’a donné envie de revenir sur un épisode politique libanais. Il évoquait, en parlant de l’utilisation des divisions confessionnelles par le pouvoir syrien, avant et pendant le conflit, la volonté et les liens politiques qui avaient permis qu’au sein de la société libanaise, quelques années après la fin d’une guerre civile ayant pris une tournure éminemment communautaro-confessionnelle, se noue une alliance électorale entre le Hezbollah, principal représentant des Chiites libanais, et une large fraction (environ la moitié) des Chrétiens libanais, représentés par le Courant patriotique libre du général chrétien maronite Michel Aoun. Mon objectif en soulignant cet épisode est d’alimenter la réflexion sur les facteurs qui ont conduit la société syrienne dans la situation que l’on sait.
Alors que, depuis le début des années 2000, la situation politique libanaise connait un regain de tension, qui culmine avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, deux des partis les plus antagonistes du champ politique libanais, le Hezbollah chiite et le Courant patriotique libre, signent un document d’entente le 6 février 2006. Sans revenir sur un historique long, sur les dynamiques et les évènements qui ont menés à la confessionnalisation de la vie politique libanaise, sur la guerre civile qui a creusé profondément le sillon des divisions, on peut tout de même relever ce qui suit: le pouvoir syrien a instrumentalisé ces divisions au gré de ses intérêts dans un pays que ses dernières troupes ont quitté en avril 2005. Le contexte nouveau qui suit ce départ ouvre le jeu politique.
Le général Aoun, membre éminent du camp « antisyrien » (il avait été contraint à l’exil en 1991 quelques mois après la défaite de ses troupes contre les forces syriennes), appelle à ne pas isoler les Chiites « prosyriens » du Hezbollah, et finira par conclure une alliance électorale avec ceux-ci et d’autres. Toutefois, le départ des Syriens n’a évidemment pas mis fin à l’exploitation électorale du confessionnalisme politique.
Le Document d’entente (wathîqat al-tafâhum) est signé, le 6 février 2006, par Michel Aoun du Courant Patriotique Libre et Hassan Nasrallah du Hezbollah. L’événement a lieu dans un lieu symbolique, l’église Mâr Mikhâîl, dans la banlieue sud de Beyrouth, dans le quartier mixte de Haret Hreik, lieu de naissance du général Aoun, sous contrôle du Hezbollah. Il s’agit de l’aboutissement de 6 mois de négociations secrètes entre des responsables des deux partis.
A travers les 10 points du document, les deux parties expriment le périmètre de leurs accords sur quelques questions essentielles pour le Liban. Il s’agit principalement des problématiques des institutions de l’Etat libanais, de la réconciliation nationale, de la situation régionale et des relations à entretenir avec les Etats voisins. Cet accord a été présenté comme un document de travail devant servir de base à un nouveau dialogue national. Plus qu’une alliance officielle, les parties en présence ont voulu démontrer l’existence d’une capacité de dialogue et d’une volonté d’aller dans ce sens. Les éléments les plus sensibles sont abordés: la place des Palestiniens au Liban, les armes du Hezbollah, …
J’aurais à formuler deux remarques inspirées cet épisode, quitte à les revoir au gré de vos éventuels commentaires et de mes probables erreurs. Je ne voudrais pas tirer des conclusions trop hâtives. Je suis conscient du fait que, malgré maintes caractéristiques communes, les expériences historiques de ces dernières décennies des populations syriennes et libanaises sont différentes, tout comme les modalités du pouvoir qu’y a exercé le régime Assad. Reste qu’à un moment donné, et faisant fi des évolutions ultérieures de chacun des acteurs lorsque le contexte régional a évolué (je pense notamment à l’engagement massif du Hezbollah sur le terrain syrien), des groupes a priori antagonistes, représentants des communautés présentées comme intrinsèquement hostiles l’une à l’autre, ont pu s’allier. Ce moment est caractérisé notamment par l’ouverture du jeu politique. Le discours du « garant des équilibres confessionnels » (abondamment utilisé par le régime de Damas et ses soutiens) apparut comme n’étant pas l’exact reflet de la réalité mais, plutôt, comme c’est sa vocation, le moyen de légitimer un pouvoir qui ne l’est pas.
Ensuite, et par conséquent, il faut souligner le fait que les conflits que traversent la région ne sont pas, avant tout, le produit des intérêts contradictoires de groupes confessionnels. Cela peut paraître évident à beaucoup, mais cela ne l’est pas pour tous, et il me semble opportun de le rappeler: le problème principal, c’est l’autoritarisme, pas les dérives sectaires de certaines franges de l’islam politique. Le sectarisme est et a été largement instrumentalisé par un pouvoir qui confisque les ressources politiques.
Cet épisode, dont l’intérêt vaut par ailleurs pour lui-même, est significatif, et suffit à démontrer la complexité des relations politiques entre groupes sociaux dans la région. Ces relations sont bien sûr irréductibles à des conflits ethniques, religieux ou culturels. Il montre également que la confiscation des ressources politiques par un pouvoir autoritaire qui les distribue en fonction de ses stratégies de persistance ou, au contraire, l’ouverture du jeu sur une compétition électorale plus ouverte, contribuent à façonner pour une large part ces relations.
T.Bricheux